axelle rioult

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Des images sur le bon coin

« Setting a good corner (Allegory and Metaphor) » vidéo de Bruce Nauman retranscrite sur DVD 59, 30 mn 1999.

J’ai vu cette vidéo il y a des années. À paris ou Montréal je ne sais plus. On va dire Montréal c’est plus chic ! On y voit Bruce Naumann fabriquer « a good corner »… un bon coin de clôture qui soulagera une porte. Qui a élevé de gros animaux sait le problème posé par les coins qui finissent toujours par s’affaler sous la tension des barbelés. Bruce Nauman creuse et installe ses doubles séries de poteaux. On comprend à le voir faire que tous ses gestes pourraient illustrer un cours de sculpture. Il met en espace six ou huit morceaux de bois et produit ce faisant un film documentaire, comme on aurait pu en tourner dans l’atelier de Carl André. Bruce Nauman est artiste et éleveur de chevaux. Il partage son temps entre ces deux activités qui se nourrissent mutuellement. Les questions posées par l’occupation de l’espace et par l’approche du corps au travail sont communes. Tout appartient au même monde. Les gestes traversent nos vies. Au-delà des cultures nous les partageons. Faire des clôtures, rassembler les brebis, les traire, chercher les solutions pratiques, physiques aux réalisations les plus basiques comme aux plus mentales… Fabriquer les cornadis ou poser un bon coin. L’acte artistique est une répétition de gestes appris ou inventés par nécessité. Aucune part glorieuse, aucun héroïsme dans la création. On tente d’arriver à l’image que l’on avait rêvée, à l’idée que l’on en avait, et pour ça, on cherche les solutions les plus adaptées…faire sa part de travail et tenter de bien la faire. En paysan. Nos gestes prennent racine dans nos plus archaïques activités, nos activités de survie : cultiver, élever, se nourrir, et de là naît notre façon d’être au monde.

J’invite Axelle Rioult et parle du travail de Bruce Nauman, pressentant la parenté. Constatant que chez elle aussi la simplicité des gestes prend valeur de qualité…
J’invite une femme et parle du travail d’un homme… La malédiction !

Axelle Rioult est artiste, utilise la photographie et parcourt les campagnes.
Elle n‘élève pas d’animaux, mais passe du temps dans des fermes tenues par des femmes agricultrices. Curieuse de l’engagement que cela nécessite, curieuse de rencontrer celles et ceux qui tentent par leurs vies et leurs travaux une révolte sans tapage. Ces paysannes redessinent les contours d’un monde plus détaché de l’économie dominatrice. L’agriculture des mères est plus attentive à la santé des hommes… Le long terme de la résidence permet une approche douce et pudique. On pourrait évoquer la dimension documentaire de ce travail qui pourtant ne dit pas grand-chose des actrices, mais qui sans cesse nous en montre l’œuvre et les traces. Comment elles transforment les paysages en douceur, respectant les rythmes et les observations quotidiennes de la vie qui les entoure. Comment ces femmes prennent en mains une situation sociale qui jusqu’alors restait terriblement archaïque, dans un positionnement absolument féministe.

Les images révèlent l’inconfort des entreprises : quelques bâches laissées là, abandonnées. Quelques serres dont les poches d’eau pendent comme des sculptures d’Eva Hesse.
Tout à nos yeux devient lignes et volumes. La perspective des serres. Les courbes douces et sensuelles des collines aux chaumes rasés comme des pubis. Les terres peignées des labours et celles abandonnées des écosystèmes redevenus sauvages où règne à nouveau la loi des renards.
Le paysage n’existe que par notre regard. Il est tellement humain qu’il en devient une suite de citations. Tout y est fabriqué, ordonné, construit, nommé et même quand la nature tente de reprendre sa place, c’est en tenant compte de tous les changements qui lui ont été infligés. Gardant la trace botanique des communautés établies. Le souvenir des anciens travailleurs paysans. Tout y est stratifié, composté pour une culture nouvelle. Les forêts primaires sont depuis bien longtemps oubliées. S’étale autour de nous un ensemble de lieux témoins des tentatives passées autant que des activités présentes. Le catalogue des solutions trouvées.
Si l'académisme artistique évite par frilosité l'exploration de nouvelles formes et de nouvelles confrontations, la colonisation de l’espace sauvage en matière de paysage, reste bien souvent la seule réponse à la peur. La colonisation et la domestication de ce qui peut paraître être le chaos… pour qui ne sait regarder vraiment. Mais qui n’est en fait que la réalité de la vie grouillante.
Les espaces sont alors défrichés pour l’exploitation puis une fois vidés de leur richesse, ils sont laissés à la déprise. Et retrouvent, une fois les hommes partis, un fragile équilibre écologique.

Peu de couleurs, dans les photographies. Les plans sont larges, proches de ce que l’œil voit. Le sujet n’a rien de spectaculaire, jamais. Il ne rend compte que de la banalité de nos histoires et image après image tente par l’énumération de montrer la défiguration du monde. Partout nous laissons traces, laisses de vies, objets ayant perdus leur utilité qui meurent doucement et s’intègrent petit à petit dans le grand théâtre. Tout devient sculpture, vu par moment à travers le filtre impressionniste des vieilles bâches de serres. On n’est pas loin du premier paysage de Nicéphore Niepce. Autant d’imprécision, autant de rumeur. Autant de mystère. Il y est question de la beauté, mais pas de la nature, la beauté dramatique des humains face à la survie. La beauté de l’histoire quand les outils se fossilisent et rejoignent les coquillages primaires. La beauté des choix de vie difficile, assumés sans emphase ; chaque image se fait station d’un chemin qui s’enfonce au profond des cultures.

-Mutatio-
Tout se redessine en mémoire : les plissés de Le Bernin, la fluidité des corps couchés de Henry Moore, les pinces de Chillida surgissant de la terre, les espaces contraints de Louise Bourgeois. Les paysages doivent plus à l’histoire de la sculpture qu’aux images bucoliques qu'habituellement on en tire et rien n’existe finalement autant que les constructions mentales qu’on y associe. Nous marchons dans les terres de nos propres histoires, stoppant à chaque nouvelle vision : les drapés des robes de nos mères, la chevelure des poireaux au sol d’une éternelle chambre, la vie toujours accrochée aux témoignages d’une activité en constante mutation. Les draps, les déchirures et les pieux arrachés. Les linceuls jetés sur les restes abandonnés d’un travail fini. Les lichens qui mangent les lieux de vie laissés au temps. Tout disparaitra pourtant. Tout, sauf la lumière captée. Tout, sauf les images gravées de nos déambulations. Les photographies prises pour chemin de croix. Les souvenirs de nos promenades solitaires à l’écoute de la rivière, remontée à contre-courant, cherchant preuve des reflets. À chaque pas, à chaque pierre surgit le souvenir de nos origines. À chaque regard apparaît le fantôme de la fin de l’histoire. On se croyait Sapiens, on se disait même Sapiens Sapiens, sages des sages, champions de la connaissance, et pourtant tout nous montre à quel point nos erreurs seront fatales.
Quelques-uns résistent, artistes et paysans, acteurs d’une universelle ZAD. Quelques-uns essaient malgré l’horreur de l’écocide de trouver encore quelque raison de tenter l’aventure. Les brebis Lacaunes répondent aux chevaux de Nauman. Les brebis rayées de rose face aux « green horses » pour montrer le hasard, la forme non-maîtrisée d’un tableau vivant dans un paysage où les herbes folles redeviennent courantes. Toutes les armes lui sont bonnes pour nous montrer le poids de la réalité et nous rassembler. Se resserrer un peu autour d’elle.
Scientifiques, militants, artistes ou paysans déçus par l’impossibilité à laquelle ils se heurtent de faire entendre leurs alertes. Axelle organise des cercles de paroles où assis dans l’herbe chacun difficilement fait part de ses angoisses et la proposition devient sculpture sociale et politique. Cet engagement-là ne l’a jamais quittée. Elle refuse de perdre le contact. Refuse le luxe, préfère la bâche, le textile sur lequel elle fera tirer ses images… et les accroche au fond d’une grange.

-Fibrae –
Les paysages photographiés se sont tus. Plus de chants d’oiseaux, plus de vent, plus de bêlements des agneaux. Seule l’image de l’énergie captée d’une branche qui dessine dans l’espace un trait incertain. Une vrille de concombre qui s’élance prenant le risque du vide. Toutes les vrilles portent le désir de l’ailleurs. Toutes s’imaginent trouver un autre monde plus solide sur lequel elles pourront s’appuyer. Ici, plus d’arrière-plans, tout est concentré sur le sujet si petit soit-il. À lui seul il contient toute l’énergie nécessaire au printemps. Revient l’image des premiers herbiers photographiés d’Anna Atkins. La précision du détail comme vérité absolue. L’abstraction pour découvrir l’immensité du monde des formes qui se déploient sous nos yeux silencieusement et que l’on ne voit pas, aveugles aux vies minuscules. Il faut vivre dedans pour le savoir, il faut pratiquer, il faut fréquenter le chaud et l’humide des serres pour en capter toute la puissance, toute la capacité à faire naître. Il faut être au paysage pour en comprendre la complexité humaine. La campagne est un leurre qui nous fait croire que la nature existe mais qui ne nous montre que l’industrie des hommes. Les preuves de ses abandons, de ses défaites, les bâches arrachées, les balles de foins vouées à la pourriture, les marques des bâtiments disparus. Les véhicules abandonnés. Les poches d’eau prêtes à crever, la délivrance des serres. Toutes les images portent en elles la mort qu’elles ne peuvent figurer. -Vanitas- Les souvenirs bucoliques des campagnes de notre enfance, font vite place aux constats de notre incapacité à vivre sans prétention. Il faudrait juste être là et regarder les rochers comme on regarde les pierres du Ryōan-ji. Se nourrir de leur permanence. Voir le paysage se construire de la vitalité de ses propres éléments. Voir comment la nature est fondatrice de ses propres formes.
En ça, la photographe occupe la juste place. Elle détaille sans déranger. Cueilleuse, elle remarque, souligne… et prend des photos du ciel. Débroussaille, pour tenter une lecture fragile et préparer les lieux à notre passage.

Puis, comme le faisaient les bergères, elle tricote à l’abri d’un arbre tombé. Mais pas n’importe quel arbre, le plus vieux, le plus torturé, celui qui bien que tombé résiste comme on rêve de le faire même les genoux à terre. Comme le font ces femmes qui élèvent et cultivent à la barbe des voisins qui pensent tout connaître de la chimie des plantes et déposent, malgré-tout, les armes aux pieds du premier banquier venu. Le propos est féminin et c'est consciemment qu'elle s'approche du combat quotidien de ces femmes porteuses d'une nouvelle idée de l'agriculture, comme d'autres le furent, il n'y a pas si longtemps dans le monde de l'art. Elle tricote des liens de fil rouge. Le sang des bergères, le sang des brebis sacrifiées qui trouve pour un jour le chemin des veines du bois. Le jindai zakura. Bois et textiles, les fibres enfin réconciliées.

Les images s’accumulent, les unes à côté des autres. Photo-graphie écrit-elle en deux mots pour dire l’importance du système où chaque pièce ne serait qu’un élément constitutif d’une vision complexe et polymorphe de la résistance. Que ce soit celle des habitants du terrain d’accueil de la rue de la lisière, ou celle des agricultrices bio. La résistance silencieuse des plantes des zones humides ou celle des mauvaises herbes qui tentent de survivre dans les gazons de l’hôpital, Axelle traque les preuves de ces luttes incertaines. Elle photographie.


Table des matières :

Pas de grands Cibachromes ; de la terre et de la cendre… Les installations se déclinent mêlant signes, images et matériaux.

Pas de cadres luxueux ; de la laine et du foin. L’accrochage déployé rapproche les images les unes des autres pour en construire le récit.

Pas d’héroïsme là non plus, pas de grandiloquence des formats, juste le témoignage discret d’une expérience vécue.
Une collection de fossiles intimes, pour la traversée d’un milieu dont elle sait l’infinie portée. Il faut pour voyager, toujours avoir une pierre en sa poche.

Loin de tout exotisme, les photographies nous montrent ce que nous partageons : la sidération face à l’écroulement…

Mais aussi l’espoir d’un renouveau plus partagé, que quelques cellules portent en elles…

On ne peut pas photographier sans rêver.

Philippe Godderidge, le 10 août 2018

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