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BORDER-LINE
Une étrange exposition, au Centre d'art contemporain d'Yvetot, présentait à la fin de l'année
2011 le travail photographique d'Axelle Rioult sous le titre Food & Mood. Un espace tendu
entre deux projets non seulement différents, mais véritablement antagonistes : montrer
ce que la nourriture peut créer de lien socio-affectif et de possibilité de reconstruction de
soi ; et mettre en évidence, dans le même mouvement, ce qu'elle délie, ce qui se dissout de
représentation du monde et de soi dans le mode de l'opération alimentaire.
Tenter de combiner ces deux postures constituait une véritable gageure esthétique. Et c'est de
cette gageure que la photographe s'est saisie.
1. Un antagonisme
De fait, si l'on suit son parcours, Axelle Rioult ne cesse de tenter la
conciliation de ces
inconciliables : l'image d'un lien social, et celle de cette "inquiétante
étrangeté" du monde, dont Freud a fait le titre d'un de ses ouvrages.
Du premier, ses images dégagent la position des sujets dans un espace
commun, en tandem avec le discours des sociologues ou celui des travailleurs
sociaux ; une volonté de rencontre et de relation, la reconnaissance d'un
partage du monde entre des sujets. Une manière de mettre dans l'espace
public les lieux de l'intime collectivement conçus et singulièrement
habités. C'est ce que montrait en particulier le travail fait à partir
d'entretiens, avec un appui sociologique, sur les chambres d'étudiants.
Mais avec ce travail entraient en tension les Lisières, une véritable
archéologie de la limite, ou de cette dimension, border-line dans
tous les sens du terme, de notre représentation du monde et de notre rapport
à lui. Dimension inassignable à quelque savoir que ce soit, où le
méconnaissable et le reconnaissable se combinent et paraissent entrer en
fusion.
Autour de la nourriture, Axelle Rioult dresse le même antagonisme
dialectique. D'un côté
le temps passé dans les rencontres avec un groupe de femmes en reinsertion
dans un centre social. Elle a suivi les ateliers cuisine et les ateliers de
paroles, puis a fait quelques entretiens individuels. Il en sort un objet
hybride, damier en noir et blanc de visages et de mains au travail
culinaire, occupant un mur entier de l'exposition. Une forme qui garde
encore des traces de l'esthétique du reportage ; mais la fragmentation et la
recomposition des images l'intègre dans une autre dimension plastique.
De l'autre côté, en couleurs cette fois, un inquiétant atlas présente, côte à côte sur plusieurs
lignes et occupant le mur du fond de l'exposition, des vues indéfinissables. Ce pourraient être
des territoires géographiques vus d'avion, dans un recul macroscopique ; ou au contraire une
incursion dans le microcosme. Peut-être des photos médicales de tissus organiques ? Ou des
coupes géologiques ? Non, c'est de la nourriture en train de se préparer. A la lisière du naturel
et du culturel, du visible et de l'indicible. Un territoire non géographiquement défini, une
matière offerte aux mutations de l'alchimie.
L'artiste fait ainsi de l'objet photographique un analogon du processus de photographie : cette
chimie qui permet l'apparition de l'image est aussi celle qui permet la production du réel
alimentaire, la métamorphose de la matière en forme : sa configuration.
2. Une incorporation
Mais cette configuration est aussi son incorporation. La matière, destinée à
s'amalgamer
au corps dans le geste alimentaire, se saisit dans l'image en train de
devenir produit d'une incorporation au sens culinaire du terme.
Il est impossible, au premier coup d'œil, de reconnaître le matériau ; de
savoir s'il vient d'un fruit, d'un légume, d'un œuf, d'une viande ou d'un
poisson ; s'il est en ébullition, en fusion ou juste posé sur le bord d'une
assiette ; si ceci est un rebord, un pli, un reflet ou un autre objet. De
savoir même si c'est terriblement appétissant ou épouvantablement dégoûtant.
Le Cloaca de Wim Delvoye jouait férocement de cette ambiguïté, présentant une immense
machine à digérer et déféquer dans l'atelier attenant aux cuisines d'un grand chef bruxellois.
Axelle Rioult ne vise pas cette forme de cruauté, mais plutôt l'étonnement qui peut naître de
ce qui nous est le plus familier : l'Unheimlichkeitde Freud.
Or le parallèle établi entre la familiarité des visages de ces femmes en réinsertion dans l'atelier
culinaire, et l'alchimie cosmique des matériaux qu'elles travaillent, crée non seulement un
trouble, mais l'émergence d'une puissance dans le geste de sujets jusque là relégués par leur
appartenance sociale.
La cuisine capte en nous ce qu'il y a de plus profond, de plus troublant, de plus originel : ce
qui permet la survie, participe de notre croissance et devient une partie de notre corps. La
découpe des éléments du monde, cette brutalité nécessaire infligée à la nature, fait de nous
les participants d'une ambition prométhéenne : celle de maîtriser l'environnement pour se
l'approprier par une forme d'absorption. Ici se rejoignent toutes les ambitions culturelles,
qu'elles appartiennent aux cultures les plus anciennes ou les plus contemporaines. Et
actuellement, la question de l'alimentaire, des circuits de sa production, de sa distribution et
de son industrialisation, la manière dont elle peut devenir source d'inégalité ou vecteur de
crime écologique ou d'intoxication, est au cœur des problématiques politiques.
Le travail d'Axelle Rioult porte cette ambivalence, comme il porte aussi
l'ambivalence de la transmission. Ces figures de la discrimination sociale qu'elle a
interrogées deviennent, par l'alchimie de ses photographies, des figures nourricières, nous poussant
à interroger, par leur émergence dans l'image, une présence tutélaire :
celle de la puissance maternelle. Une puissance de transmission qui
suspendrait sa propre violence.
3. Une puissance
Or c'est bien autour de cette retenue, de cette mise en suspens, que tourne
la recherche d'Axelle Rioult. Quelque chose trahit toujours une ambigüité, une matière
qui n'arrive pas à prendre forme. Et c'est en ce sens qu'il paraît possible d'interpréter la
relation profonde de son travail à une problématique de l'adolescence,
non
comme période distincte de l'existence,
mais comme puissance d'indétermination.
Mais ce jeu sur la limite évoque aussi les expériences spirites des débuts
de la photographie : le moment où, dans les milieux proches du spiritisme,
la notion même d'impression photographique renvoyait à l'émergence
spectrale. Le spectre ouvre la possibilité de voir par le médium ce que le
regard direct ne peut pas capter. Et c'est à quoi paraît viser l'ensemble de
ce travail.
Dans les Lisières, exposées en 2010, le travail sur la lumière
diffuse ou résiduelle, sur des
couleurs qui relèvent du féérique, paraît réenchanter étrangement des
espaces de relégation : quelque chose palpite d'une vie en devenir, dans ce
regard faufilé sous les lits, derrière les portes, et dans l'imaginaire
vibratile qu'il expose par la photographie. Quelque chose qui évoque la
puissance dans son sens originel : celui d'un devenir en suspension, d'une
force retenue dont les prémisses sont données à voir. En cela, ce travail
convoque un concept nietzschéen du devenir, d'une vitalité incarnée dans les
métamorphoses, et pour laquelle nulle puissance ne peut jamais intégralement
s'actualiser.
De fait, les Lisières, interrogations sur la frontière,
apparaissent réellement comme la matrice du travail d'Axelle Rioult, la
ligne sous-jacente qu'elle poursuit : une interrogation toujours vive sur la
présence de la matière, sur l'arbitraire et la magie de la forme ; et, de ce
fait, sur l'impossibilité des corps à y prendre place.
Cette position d'équivoque à l'égard de de la matière, on la voyait déjà à
l'œuvre derrière son travail sur les nuages, dans leur temporalité variable,
allongée ou télescopée. On la saisissait dans ses images de terre et d'eau,
où les deux éléments sont toujours l'un par rapport à l'autre dans une
relation indéterminée. On l'approche encore dans les vidéos de lits en
mouvements sous-jacents, qui semblent traduire la réémergence incertaine et
sexuée de présences anciennes. Le thème de la méduse, le rapport au
champignon atomique, la fenestration qui pose les ouvertures lumineuses en
surimpression sur le corps, sont aussi porteurs, dans son œuvre, de cette
indétermination tantôt sensuelle, tantôt menaçante.
C'est en cela que l'atlas des devenirs alimentaires s'inscrit dans l'œuvre
de la photographe, mais aussi la reconfigure en radicalisant sa sensualité :
c'est de l'oralité qu'il est question ici ; de ce qui, passant par la
bouche, n'engage plus seulement le sens de la vue, mais celui du goût, de
l'odorat. Et il faut une très grande force à ces images douces pour parvenir
à en convoquer l'ampleur organique.
Pour toutes ces photographies, collées à même le mur, la vie d'exposition
elle-même est
précaire, et le décrochage est, dans tous les sens du terme, un déchirement.
Une seule a le statut particulier, plus durable mais aussi visuellement plus
affirmé, du tirage contrecollé : une demi-clémentine pelée, posée sur le
bord d'une planche à découper. Et la lumière dont son soleil irradie
l'image.
Christiane VOLLAIRE
Sur l'exposition d'Axelle Rioult
Food & Mood
Centre d'art contemporain d'Yvetot,
Novembre-décembre 2011
- Mars 2012