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A CŒUR OUVERT
Mycobacterium vaccae
La ville de Caen m'accueille en son sein, le château,
pour une opération des plus intimes : à cœur ouvert
j'attends, patiente, trépigne
je regarde, je vois le vide
des arbres voler, d'autres tomber
des paysages familiers se transforment
réminiscence de l'après-guerre que je ne connais que par les récits
familiaux
un concentré d'histoire, une part de la mienne
émerge l'épaisseur de ma relation à cet édifice immense qui accompagne ma
vie : permanent, secondaire,
dominant
à l'origine, un regard abîmé par un savoir scolaire, une transmission
répétitive, figée, poussiéreuse
puis il me devient l'incontournable écrin du musée des Beaux-Arts,
de mes
régulières visites
le voisinage de l'université, de l'école des Beaux-Arts
et mon « paysage-fenêtre » quand je vis dans les Quatrans
dessiner des racines à la ville que j'ai mis du temps à aimer
dès le mois de février, y retourner deux, trois fois chaque semaine,
je jubile,
je m'approche
ça creuse
mille feuilles, couches, strates, le piton affleure
l'humus : l'humble, tout ce que l'on foule au pied et qui nous porte
nous nourrit, génère la vie, condition même de l'humanité
je suis heureuse de retrouver l'humus, on a déjà travaillé ensemble
ça remonte ailleurs
les tas émergent, poussent, changent de texture, disparaissent
cache-cache avec les architectures et la lumière est joueuse
l'ordre dans le chaos de la matière à évacuer, de celle qui transforme
traversée du miroir
je suis descendue dans l'épaisseur de la terre, avec eux
homo faber : les humains et les machines qui transplantent, protègent,
coupent, préparent, percent, creusent, fouillent, fouissent, mettent à jour,
identifient, datent, cherchent, réparent, construisent...
humage à la terre : je m'en fous plein les narines, dilate mes poumons
je prends cette odeur pénétrante des mycobacterium vaccae,
dont les particules humides et volatiles apaisent, disent les scientifiques
l'ombre est là
parfois les égouts
ça sent, nous sommes proches des soubassements de l'activité humaine...
changer les canalisations rouillées, bouchées, usées
éviter les obus, ça peut pêter, je l'ignorais
eux le savent, ils vivent avec, particulièrement en Normandie,
l'histoire est proche
mon casque me gêne pour les captations au viseur, mais je dois
j'attends que leur journée s'arrête
sens dessus-dessous, les racines à l'air, mise à nu
je me délecte, je sors du temps et de l'espace
donner corps, mettre en lumière les profondeurs
mon regard s'ouvre, je suis dans l'émerveillement, au plus près
jusqu'à ne plus savoir où je suis
● tu es sacrément photogénique, la terre !
je suis fascinée par les étapes de transformations
celle-ci est radicale, transfiguration le temps de l'opération
opération intérieure d'apaisement, peut-être un rituel intime
pour un avenir plus vert avec des artères toutes neuves
Axelle Rioult, septembre 2023