axelle rioult

textes

La sagesse de la chair

"Les ouvertures du sang sont identiquement celles du sens."
Jean-Luc Nancy, Corpus.

"MUE, mue tant attendue. Est-ce la vraie ?"
Henri Michaux, Chemins cherchés, Chemins perdus, Transgressions.

Depuis qu'elle a cessé la peinture, en décrochant la toile du cadre pour en faire des enveloppes, les multiples pièces qu'Axelle Rioult a créé ont ceci en commun d'être quasiment toutes réalisées à partir de différents matériaux textiles, auxquels elle donne forme par des activités typiquement ou traditionnellement féminines (coudre, tresser, nouer...) qu'elle a vu pratiquées tout au long de son enfance. En se réappropriant ces gestes qui furent ceux de ses aïeules, elle endosse en quelque sorte cet héritage, en prend acte, comme si elle acceptait à travers sa filiation de répéter, voire de perpétuer, cette pratique textile, à ceci près toutefois qu'elle en déplace le sens, en le détournant et le rejouant cette fois, non plus dans l'espace clos de l'histoire familiale, mais dans celui infiniment ouvert et exposé de l'art contemporain. Il apparaît alors que le choix spécifique de ce médium, éminemment chargé de son histoire personnelle et familiale1, ne se laisse pas résumer à une simple imitation ni à un atavisme, mais renvoie plutôt à une sorte d'exorcisme, ou d'expulsion de l'autre en elle, afin de ne pas totalement s'y résorber ou s'y identifier dans une coalescence délétère. Comme si par l'imitation et la répétition, elle était amenée à traverser cette figure tutélaire de l'Autre, comme si encore elle en déplaçait le modèle et la prégnance, de manière à ne pas le reproduire à l'identique, pour que dans l'écart puisse surgir ou naître la chance d'un soi, d'un soi qui dans cette traversée même se donnerait les moyens de décrypter ou de déchiffrer sa propre énigme. En somme, elle ne répète pas, ne prolonge pas, ou n'hérite pas simplement et automatiquement de ces techniques qu'elle accepterait après s'y être préalablement opposée. Peut-être, faudrait-il dire plutôt qu'elle se déleste en quelque sorte de leur poids, ou plus précisément qu'elle les assume non pas en les imitant, mais en les mimant, c'est-à-dire en en déplaçant le sens et en les saturant d'altérité, de telle sorte qu'elles puissent ouvrir ou frayer à même leur continuité un chemin de traverse où le soi peut enfin naître à lui-même. On comprend dès lors en quel sens la question du passage et de la séparation hante ou contamine la quasi-totalité des œuvres de l'artiste, et pourquoi aussi, sous de diverses formes et à multiples reprises, la présence de cordons - comme métaphore du cordon ombilical, et plus généralement du lien filial - surgit au sein de celles-ci. Aussi, pour autant que "la séparation est notre chance de devenir narcissiques (...) des sujets2", rendant en même temps son altérité à l'autre, elle engendre, fût-ce dans la douleur de l'arrachement, l'événement ou l'avènement d'une subjectivité libre, désenclavée d'un cocon étouffant, duquel on ne peut s'extraire sans se confronter à la violence de sa déchirure. C'est ainsi que les cordons3 que nous pouvons voir dans ces différentes pièces, comme par exemple dans l'installation Désincarnées, ne serait-ce déjà que parce qu'ils sont toujours coupés, césurés, témoignent en cela de cette violence nécessaire au développement d'une existence autonome, comme si elle devait expulser cette loi extérieure de l'autre qui loge au coeur de l'intime, en la pliant à son ordre et en la condamnant ainsi à errer en dehors d'elle-même dans l'horizon de l'hétéronomie, où elle risque de se perdre, de s'abîmer. Et même si les cordons ne sont jamais totalement rompus, au moins symboliquement, comme on le voit dans cette installation, dressés qu'ils sont vers le ciel de l'union originaire, il ne peut y avoir de soi, d'être pour soi, sans au préalable déchirer leur membrane protectrice, et par là même, passer en dehors, ou en d'autres termes, accomplir une mue régénératrice. Ainsi, par le recours aux matériaux et aux pratiques textiles qu'elle a vu utilisés dans son enfance, Axelle Rioult ne fait pas que se remémorer et se réapproprier les gestes de ses aïeules, ni même seulement réactiver des activités féminines désormais tombées en désuétude. Elle s'invente aussi et surtout un vocabulaire de formes susceptibles de lui fournir un moyen d'interroger à la fois son expérience personnelle, son héritage familial et les rôles dévolus aux femmes, mais aussi au delà son "propre" corps et plus précisément la façon dont il a été structuré et formaté par cet héritage ou cette filiation, ainsi que par les codes et les normes que la société y a inscrits ou condensés, afin de le conformer à ses propres exigences morales, culturelles et politiques4. Telle serait déjà la première étape de la "dés-incarnation" à travers ce formatage et cette stratégie culturelle d'arrachement de l'être à son corps et de refoulement de sa chair, ainsi que de tout ce qui de lui peut ou plutôt "doit" être exclu, nié ou occulté, à commencer par ses humeurs, ses béances et ses débordements multiples. "Honte", "déni", "implosion", "mutisme", voilà déjà l'attitude envers notre corps et tout ce qui de lui doit rester caché et tu, que nous enseigneraient à avoir des siècles d'Occident chrétien, comme nous le rappellent, gravés sur de petites plaques de plexiglas, ces quatre mots de l'installation Désincarnées. Et en effet, depuis Platon au moins, pour qui l' "âme" est "substance" et le "corps" "apparence"5, l'Occident est marqué par une sorte de rejet, de déni ou de haine de ce dernier, reposant plus fondamentalement sur une séparation tranchée entre l'esprit et le corps. Nietzsche montrera que ce dualisme d'où découle une profonde haine du corps - le "grand dégoût" -, constitue en fait la plus grande "malédiction" qui pèse sur l'humanité, car il institue la mutilation et la renonciation à l'entièreté de l'existence comme un principe fondateur de la civilisation. Défaut de l'âme dont il faut se départir, le corps pèse alors de tout son poids d'os et de chair et ne semble offrir d'autre intériorité que celle d'un organisme que l'on est à même d'ouvrir et d'analyser comme une chose, comme n'importe quelle chose. S'évanouit ainsi le fait que le corps est l'incarnation de notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes, comme si nous étions seulement au monde comme quelque chose d'immortel et non pas du monde, soumis à ses multiples et incessantes influences et déterminations. C'est cela aussi la "dés-incarnation", le refus et le refoulement de la chair, de sa finitude et de tous ses signes, qu'on pense ici à la mort, à la maladie ou à ce qui ne cesse de hanter les pièces d'Axelle Rioult, à savoir les diverses humeurs et secrétions du corps, notamment féminin, que des siècles de civilisation chrétienne se sont efforcés d'occulter, comme si cela n'existait pas, ne pouvait ou ne devait pas exister, introduisant par là dans l'existence un interdit pesant au nom duquel se sont écorchées et abîmées des générations d'hommes, mais aussi et surtout de femmes, puisque leur corps a toujours été pensé comme étant plus soumis à l' "infamie" des humeurs6.

A l'encontre de cette conception dualiste de l'existence, en vertu de laquelle le corps s'est vu réifié, et qui se prolonge aujourd'hui avec le savoir bio-médical et la colonisation de sa chair par les nouvelles technologies, au point même d'être déclaré "obsolète" (Stelarc), les pièces qui nous sont présentées ici tendent au contraire à révéler que si nous avons bien un corps, avant toute chose, nous sommes un corps, le corps n' étant pas seulement un objet, mais d'abord un sujet. Et le corps que je suis, que je ne cesse d'être, ne se réduit pas aux frontières tracées par mon organisme, comme si ce dernier n'était pas toujours impliqué et constitué dans une histoire singulière et collective, comme s'il pouvait se replier dans une sorte d'identité purement physiologique à l'abri des déterminations conscientes et inconscientes, des mécanismes sociaux et culturels, et de l'histoire personnelle et familiale.

De plus, par la réappropriation de ces matières et pratiques textiles, Axelle Rioult - contrairement à la grande majorité des autres artistes qui travaillent aujourd'hui avec ces matériaux en s'intéressant plus particulièrement à l'enveloppe vêtement -, utilise les différents tissus avec lesquels elle réalise ses pièces, non pas seulement comme métaphore de la peau et en cela du corps apparent, visible, du corps esthétique, mais bien plus essentiellement comme métaphore du corps organique, ou plutôt de sa chair, ainsi que de ses multiples strates ou enveloppes qui la constituent, où se sont déposées comme des couches de sédiments les traces de son histoire singulière et de son rapport au monde. C'est un peu comme si elle était amenée à créer "avec un scalpel", comme le recommandait Artaud7. C'est en quelque sorte à cette recherche géographique ou géologique qu'elle nous convie étant entendu que la traversée de l'espace intime, du plus singulier, sa cartographie, ne nous enferme pas dans l'autobiographie, mais au contraire nous ouvre à l'en-commun, c'est-à-dire à ce qui nous concerne ou nous touche tous, au delà de nos histoires personnelles respectives. Car il se peut en effet que ce soit au plus profond du singulier que se délivre la vérité du plus commun, ou pour le dire autrement, avec Michel Leiris, que la "plus grande objectivité" réside au "plus profond de la subjectivité", si bien que toute autobiographie serait en ce sens une anthropologie, et ici en l'occurrence une anthropologie de la chair.

C'est ainsi que les objets singuliers qu'elle nous présente, objets aux contours incertains, voire torturés, où se distribuent tour à tour des béances, des pliures ou des nœuds, composent en quelque sorte - souvent sous forme d'enveloppes - des doubles spectraux de ce corps qui à chaque fois tentent de le restituer dans son entièreté, c'est-à-dire toujours en prise avec sa finitude, avec ce qui ne cesse de l'ouvrir à l'altérité, l'empêchant de se replier totalement sur lui-même et de se boucler dans une identité stable et pure, un organisme. En d'autres termes, restituer le corps à son entièreté, en traversant le miroir qui n'en délivre que la dimension esthétique, ne peut se faire sans défaire en même temps la chape de plomb idéologique, morale et religieuse qui pèse sur le corps comme une malédiction en en faisant un organisme, un objet transparent et manipulable, dont il appartiendrait à la science de maîtriser la nature.

Or cette restitution ou cette reconquête du corps ne peut s'envisager que dans l'horizon d'une reconnexion de sa dimension charnelle, fût-ce dans ce qu'elle a de plus dérangeant, voire d'effrayant, à sa dimension psychique d'une part, et d'autre part à l'extériorité ou à l'altérité avec laquelle il ne cesse de communiquer et à laquelle il participe, comme dans une série d'emboîtements, en tant que partie dans un tout. En ce sens, "défaire l'organisme n'a jamais été se tuer, mais ouvrir le corps à des connexions qui supposent tout un agencement, des circuits, des conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des distributions d'intensité, des territoires et des déterritorialisations mesurées à la manière d'un arpenteur8."

On comprend mieux dès lors pourquoi de manière récurrente, presque obsessionnelle, les formes enveloppes, gangues, cocons, sont si souvent utilisées par l'artiste comme une métaphore d'un corps instable, en perpétuelle mutation, d'un corps qui ne cesse de muer, comme si sa constitution ontologique s'organisait en fonction d'une extrême diversité de facteurs hétérogènes (l'histoire personnelle, la filiation ou l'héritage familial, les déterminations socio-politiques, la sexualité, etc.), qui s'agglomèreraient ou se stratifieraient en lui, dans sa propre chair, comme une architecture ou une architectonique complexe, un peu de la manière finalement dont un oignon se constitue par une série de couches successives. C'est un peu comme si venait s'inscrire sur ces enveloppes, telle des marques indélébiles, ce qui trame l'existence même de l'être tout au long de sa vie, de sorte que si "l'homme naît fil, il meurt tissu" (J. Scheid et J. Svenbro).

Et en effet, pour autant qu'on ne naît pas homme, mais qu'on le devient à travers les différentes expériences qu'on est amené à vivre, devenir une personne, c'est nécessairement s'autoconstituer dans un réseau de tissages multiples, qu'il soit de nature social, familial, sensoriel, sexuel. Au sein de ce réseau, nous ne cessons de nouer des contacts et des échanges avec l'extériorité ou l'altérité, lesquels viennent pour ainsi dire se déposer en nous, ou plutôt s'enrouler autour de nous en une succession de couches différentes, nous constituant toujours ainsi à la surface, de telle manière que le centre de gravité de tout individu ne s'élabore pas dans son intériorité la plus profonde, mais au contraire sur ses bords ou ses frontières, sur ses enveloppes, là même où il ne cesse d'être articulé, tissé ou noué à l'extériorité.

Etant lien, nœud ou articulation, l'enveloppe, parce qu'elle est aussi ce qui empêche un contenu de se perdre ou de se dissoudre dans l'espace environnant ou immanent, générant ainsi une différence entre une intériorité et une extériorité, est toujours en même temps ce qui me protège et m'isole de l'altérité. De ce fait, le sujet humain n'est pas à chercher dans une profondeur cachée, dans un for intérieur replié sur lui-même ou dans une intimité inentamée, mais au contraire dans un agencement complexe de relations, où il existe comme point d'intersection, d'interanimation. Seulement, si l'enveloppe est bien ce qui me protège, si elle est ce qui cache ou masque mon intimité, tout en l'exhibant - telle est en effet la dialectique du vêtement comme "seconde peau" -, elle est également ce qui m'étouffe et m'enferme dans un carcan, qui, au lieu de me connecter à l'altérité, m'en isole, en s'interposant entre l'intérieur et l'extérieur comme une sorte d'écran ou de frontière imperméable, avec pour conséquence première l'étiolement et la sclérose de l'être, du vivant. C'est pourquoi aussi ce travail, comme traversé par une démarche cathartique ou curative, ne cesse en même temps de faire signe vers la régénération de l'identité de l'individu au niveau de son corps sensoriel et relationnel, en créant des zones d'échange, des chemins de traverse et de passage, susceptibles de le désenclaver, de l'amener à faire peau neuve9.

Michel GAILLOT, Juin 2001

NOTES
1. Cela vaut également pour les différents textiles qu'elle utilise pour confectionner ses œuvres (bandes velpo, alèzes...), dans la mesure où elle les a côtoyés dans son enfance lorsque sa mère infirmière les utilisait.

2. Julia Kristeva, Histoires d'amour, Editions du Seuil, Collection Point, p.57.

3. Il n'est pas anodin d'ailleurs que l'artiste ait confié à sa propre mère le soin de confectionner ces éléments extrêmement symboliques de ces pièces.

4. Le corps est en effet un champ de bataille. "Sujet idéal du pouvoir", ce "corps docile", manipulable et malléable, est toujours susceptible d'être "soumis, utilisé, transformé, amélioré". Michel Foucault, Surveiller et punir, Ed Gallimard, Paris, 1975, p 160.

5. Dans le Phédon (66b-67b), Platon, après avoir défini le corps comme source d' "impureté" et de "souillure", va montrer que la tâche du philosophe consiste à "mourir au corps".

6. Il y aurait ainsi "d'un côté, le corps féminin, mou, fluide et finalement liquide, qui est un "Autre" foncièrement négatif menaçant le corps mâle de l'intérieur (...) De l'autre, le corps phallique, dur, organisé, et finalement vidé de ses viscères, qui trouve son achèvement dans la machine." (Jessica Benjamin, Anson Rabinbach, introduction au second volume de Male Fantasies de Klaus Theweleit, University of Minnesota Press, 1989, p.XIX).

7. "Il faut que j'inspecte ce sens de la chair qui doit me donner une métaphysique de l'Etre, et la connaissance définitive de la vie". Antonin Artaud, Position de la chair, in L'Ombilic des Limbes , Ed Gallimard, NRF Poésie, Paris, 1968, p.190.

8. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Editions de Minuit, Paris, 1980, p.198.

9. Parce qu'il fonctionne toujours comme une interface entre deux mondes (l'intérieur et l'extérieur) en organisant des liens entre les deux (en cela proche du langage comme le suggère déjà son étymologie: texere renvoyant en même temps à texte comme à textile, à l'entremêlement des mots comme à celui des fils), le tissu utilisé ici pour la confection de ces pièces, apparaît comme une matière privilégiée pour parler des questions qui préoccupent Axelle Rioult, notamment celle du passage; et cela d'autant plus quand il est de couleur blanche, comme c'est presque toujours le cas ici, car le blanc (candidus) est la couleur du candidat, de celui qui va changer de statut ou passer d'un état à un autre.

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